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24/11/2025

IL Y A 170 ANS - LES "CHERS CONFRERES" A L’EXPOSITION UNIVERSELLE DE PARIS DE 1855

« Les Chers Confrères » 

Témoignage attribué au peintre Courbet (1819-1877) à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris de 1855 :

 

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« J’étais dans l’embrasure d’une fenêtre, en compagnie de Jadin*, de Delacroix et d’Horace Vernet qui, frétillant et constellé de décorations, regardait les femmes avec un air vainqueur que ses cheveux blancs ne rendaient pas invincible.

 

Jadin avait longuement parlé de l’œuvre de Monsieur Ingres, enchevêtrant si bien, selon sa coutume, ses railleries et les choses graves que l’on ne savait s’il plaisantait ou s’il était sérieux.

 

Delacroix dit : « Malgré ses défauts, on doit reconnaître dans Ingres des qualités de peintre ».

 

Horace Vernet fit un bond : « Ingres ! des qualités de peintre ? dites donc que c’est le plus grand artiste du siècle ! »

 

Jadin laissa glisser son regard ironique sur Vernet, auquel Delacroix demanda :

 

-  Que trouvez-vous de si remarquable en lui ? Est-ce son dessin ?  -  Non, il dessine comme un ramoneur.  -  Est-ce son coloris ?  -  Ah, pouah, tous ses tableaux sont en pain de seigle !  -  Est-ce sa composition ?  -  Vous moquez-vous ? il n’a jamais su agencer ses figures. Regardez son Saint Symphorien : ça ressemble à un déménagement ! -   Quoi alors ? est-ce son modelé, son rendu ?  -   Son modelé, son rendu ! mais vous êtes fou ! il peint d’après le mannequin ; allez voir, pour vous en convaincre, son Age d’Or au château de Dampierre. 

 

Delacroix se mit à rire et reprit : « Mais s’il n’a aucune qualité, en quoi est-il le plus grand artiste du siècle ? »

 

Vernet répondit en bredouillant : « je vous répète que c’est notre seul grand peintre. J’ai proposé au jury de lui attribuer une médaille exceptionnelle, parce que c’est honorer la France que d’honorer ses hommes de génie. »

 

Nous nous regardions et nous avions quelque peine à conserver notre sang-froid. Vernet était irrité ; il prit mon bras, nous nous dirigeâmes vers la salle où la musique d’un régiment jouait l’ouverture de la Gazza Lada.

 

Vernet me dit : « si ça ne fait pas pitié de voir Delacroix, qui n’est pas capable de mettre un bonhomme sur ses jambes, qui prend des pieds de vache pour des pieds de cheval, nier le talent du père Ingres ! c’est de la jalousie. Moi, je ne suis pas comme cela, et mon plus vif plaisir est de reconnaître le mérite des autres. »

 

Vernet me quitta pour aller saluer la princesse M…

 

Je retournai vers Delacroix ; il disait à Jadin : « ce pauvre Vernet ! il s’imagine peut-être qu’il sait peindre ! » Jadin ne répliqua pas ; il regardait de tous côtés et semblait fort occupé à découvrir quelqu’un dans la foule.

 

Delacroix lui dit : « Qui cherchez-vous donc ? «  Jadin répondit : « je cherche si j’apercevrai le père Ingres pour lui demander ce qu’il pense de vous. »

 

Delacroix aurait pu le dire car il le savait. Quelques jours auparavant, un banquier, peu au courant des divisions de l’école française, avait eu la malencontreuse idée de réunir plusieurs artistes à sa table, entre autres Ingres et Delacroix.

 

Delacroix fut bien accueilli, Ingres fut fêté. Ce petit homme court, strapassé, au front étroit et entêté, parlant mal, intolérant, arrêté dans l’histoire du monde à Raphaël, ayant les jambes trop courtes, le ventre trop gros, les mains trop larges, avait un haut sentiment de sa valeur et savait qu’il était un maître.

 

Là où il était, il dominait, ne demandait le nom de personne et dans ceux qui l’entouraient ne voyait que des admirateurs. On se mit à table. Vers le milieu du repas, Ingres commença à donner des signes d’impatience : il venait d’apprendre que Delacroix était au nombre des convives.

 

Lui, Ingres, l’adorateur du dieu Sanzio, dont il était le grand-lama, lui, l’orthodoxe par excellence, assis à la même table que cet hérétique, que ce relaps, et communiant à la même table ! il était ému et roulait des yeux furieux. Delacroix, sur lequel ses regards étaient tombés plusieurs fois, avait pris cet air gourmé qui lui était habituel quand il ne se sentait pas à l’aise.

 

Ingres cherchait à se modérer, mais il n’y réussit pas ; après le dîner, tenant en main une tasse pleine de café, il s’approcha brusquement d’Eugène Delacroix, qui était debout devant la cheminée, et lui dit : « Monsieur ! le dessin, c’est la probité ! Monsieur, le dessin, c’est l’honneur ! » en parlant, il s’agitait ; il s’agita  si bien qu’il renversa la tasse de café sur sa chemise et sur son gilet ; il s’écria : « c’est trop fort ».

 

Puis, saisissant son chapeau, il dit : « je m’en vais, je ne me laisserai pas insulter plus longtemps ! ».

 

On l’entoura, on voulut le calmer, le retenir ; ce fut en vain. Arrivé prés de la porte, il se retourna : « oui, monsieur, c’est l’honneur ! oui, monsieur, c’est la probité ! » Delacroix était resté impassible.

 

Diaz *, qui était là, frappa sur sa jambe de bois et dit à la maîtresse de la maison, toute décontenancée : « Madame, c’est un vieux bonze ! sans le respect que je vous dois, je lui aurais passé mon pilon au travers du corps ».

 

 

 

In « Pierre Labracherie

« le Second Empire ou la technique d’un coup d’état »

Chapitre XIV - éditions René Julliard - 1962.

 

 

 

 

* Diaz (1807-1876), peintre ayant appartenu à l'école de Barbizon, ami de Courbet et ayant pour admirateur Van Gogh. On dit de lui qu'il inspira l'école impressionniste.

 

* Jadin (1805-1882), peintre animalier et paysagiste

 

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