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23/05/2013

"DU COTE DE CHEZ SWANN" (1913) DE MARCEL PROUST

                                    "SITE PROUST.jpgUn mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette à Forcheville, Swann alla à un dîner que les Verdurin donnaient au Bois. Au moment où l’on se préparait à partir, il remarqua des conciliabules entre Madame Verdurin et plusieurs des invités et crut comprendre qu’on rappelait au pianiste de venir le lendemain à une partie à Chatou ; or, lui, Swann, n’y était pas invité.

Les Verdurin n’avaient parlé qu’à demi-voix et en termes vagues, mais le peintre, distrait sans doute, s’écria : « il ne faudra aucune lumière et qu’il joue la sonate clair de lune dans l’obscurité pour mieux s’éclairer les choses. »

Madame Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression où le désir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard, où l’immobile signe d’intelligence du complice se dissimule sous les sourires de l’ingénu et qui, enfin, commune à tous ceux qui s’aperçoivent d’une gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à celui qui en est l’objet. Odette eut soudain l’air d’une désespérée qui renonce à lutter contre les difficultés écrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les minutes qui le séparaient du moment où, après avoir quitté ce restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des explications, obtenir qu’elle n’allât pas le lendemain à Chatou ou qu’elle l’y fit inviter et apaiser dans ses bras l’angoisse qu’il ressentait. Enfin, on demanda leurs voitures.

Madame Verdurin dit à Swann :

« Alors, adieu, à bientôt, n’est-ce pas, tâchant par l’amabilité du regard et la contrainte du sourire de l’empêcher de penser qu’elle ne lui disait pas, comme elle eût toujours fait jusqu’ici :

« A demain à Chatou, à après-demain chez moi. »

Monsieur et Madame Verdurin firtent monter avec eux Forcheville, la voiture de Swann s’était rangée derrière la leur dont il attendait le départ pour faire monter Odette dans la sienne.

« Odette, nous vous ramenons", dit Madame Verdurin, nous avons une petite place pour vous à côté de Monsieur de Forcheville.

"Oui, Madame", répondit Odette

"Comment, mais je croyais que je vous reconduisais », s ‘écria Swann, disant sans dissimulation, les mots nécessaires, car la portière était ouverte, les secondes étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans elle dans l’état où il était.

(…)

Il se représentait avec dégoût la soirée du lendemain à Chatou. « D’abord cette idée d’aller à Chatou ! comme des merciers qui viennent de fermer leur boutique ! vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils ne doivent pas exister réellement, ils doivent sortir du théâtre de Labiche ! ».

Il y aurait là les Cottard, peut-être Brichot. « Est-ce assez grotesque cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui se croiraient perdus, ma parole, s’ils ne se retrouvaient pas tous demain à Chatou ! ». Hélas , il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait à faire des mariages, qui inviterait Forcheville à venir avec Odette à son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillée pour cette partie de campagne, « car elle est si vulgaire et surtout, la pauvre petite, elle est tellement bête !!! ».

(…)

In « Du côté de chez Swann » (1913) de Marcel Proust (1871-1922)

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