06/04/2012
ANDRE DERAIN, IMPRESSIONS SUR LE CINEMA (1934)
Ayant à coeur de valoriser le patrimoine de la ville au XXème siècle, l'association a défendu son patrimoine industriel, mis en exergue par un coffret audio les moments forts de la Seconde Guerre Mondiale, évoqué sur ce blog les liens de Chatou avec le cinéma... Dans ce dernier domaine, nous ne pouvions que faire part des idées du peintre André Derain, né à Chatou en 1880, dans une interview à une journaliste du magazine cinématographique "Pour Vous" du 24 mai 1934 :
« Ce que je reproche au cinéma, c’est de n’avoir pas encore trouvé sa littérature. Il s’empêtre dans des anecdotes qu’il prend au roman, ou bien qu’il pille au théâtre. Ce ne sont qu’ "adaptations pour l’écran".
Comme si le monde des images ne devait pas posséder une technique nouvelle, différente, à coup sûr, de celle des livres et de celle des drames qui se jouent sur scène avec des personnages en chair et en os !..."
J’écoute Derain, qui parle doucement en faisant peu de gestes. Nous sommes dans sa maison charmante, posée dans un décor printanier d’arbres feuillus, d’oiseaux, avec un pan de ciel bleu et blanc qu’on aperçoit par la fenêtre. Malgré toute la gloire qui environne son nom, le peintre a de la gentillesse, un doux sourire, un éclair gai au coin de ses yeux. Il a bien raison d’être aimable, autrement sa taille considérable ferait un peu peur…
Il rappellerait assez les géants qui sont bons ou mauvais, on ne sait jamais, la première fois qu’on les rencontre.
Mais Derain n’entend point mes pensées. Il continue :
"Jusqu’à présent, le cinéma, ou plutôt la fabrication des films, est si compliquée, si difficile, elle met en train tant d’artisans, tant de machines, qu’elle ne nous donne presque toujours que des objets manufacturés et non point une œuvre d’art !"
N’est-ce pas toujours ainsi quand il s’agit d’une chose considérable ?
"Mais non, voyez autrefois quand on bâtissait des cathédrales merveilleuses. On utilisait des compétences innombrables et diverses, pourtant l’œuvre d’art naissait, parce qu’il y avait une cohésion, une entente entre les collaborateurs et surtout, parce tous obéissaient à une direction très précise et autoritaire."
Il y avait peut-être aussi la question d’argent qui était moins aigüe ?
"Oui et non ! la plupart des grands ouvrages du Moyen-Age se sont faits par contrat, liant, comme aujourd’hui, étroitement employeurs et employés. Mais ceux qui investissent des sommes dans le cinéma exigent un intérêt exagéré, qui mène chaque affaire à la banqueroute."
Dans le salon, un joli petit chat gris est grimpé prestement sur la table où je prends mes notes, puis sur mon épaule. Il a des gestes d’une souplesse, d’une douceur infinies. Derain dit en le regardant :
« Tout de même, le cinéma nous a apporté quelque chose de nouveau, que jusqu’alors l’œil humain n’avait pu deviner, mais que la peinture et la photographie n’avaient pu saisir que par hasard, par accident. Il nous a révélé certains mouvements que les artistes avaient discernés presque sans les voir. Aussi bien chez les animaux que chez les êtres humains, le corps a des mouvements de passage, des ruptures d’équilibre très brèves, très belles et qui mettent en valeur telles attitudes, tels muscles, toutes sortes de jeux à quoi on n’avait jamais fait attention. Ainsi, j’ai filmé ce chat jouant dans la maison, dans le jardin. J’ai filmé des gazelles, des chevaux, des femmes nues. La bande de celluloïd a surpris des gestes dont je n’avais qu’une faible idée. Aussi, voilà en quoi le cinéma est merveilleux : il nous apporte une moisson de documents qui enchantera notre esprit.
Le cinéma n’est-il pas aussi un appel aux sens ?
"Jamais de la vie ! le cinéma, c’est le cauchemar, le fantôme. Les histoires d’amour qu’il nous raconte sont toujours lamentables. On dirait que les metteurs en scène ont été chargés d’illustrer le proverbe populaire : « plus c’est triste, plus c’est beau ». D’un autre côté, il faut que les personnages aillent jusqu’au baiser pour qu’on soit ému. Et encore ! alors qu’au théâtre, c’est bien différent. Tout parle avec sens, et surtout la voix des acteurs."
N’avons-nous pas le cinéma parlant ?
"La voix humaine reproduite dans les scénarios est métallisée, banalisée, insupportable, sans souplesse. Elle ne vous donne pas d’émotion, elle vous agace ! pourquoi ne pas en convenir ? le cinéma est encore un art bégayant, un art qui utilise des moyens grossiers. Par exemple, actuellement, le drame est en trompe-l’œil. C’est le coup de revolver ou la mort qui finit tout, alors que dans la vie ce paroxysme réel et matériel n’a souvent rien à faire avec le drame. Le drame, c’était avant, ou ce sera après le coup de revolver, et combien il sera plus difficile à exprimer !"
La conversation de Derain est à la fois si substantielle et si abondante que je puis à peine prendre quelques notes. Maintenant, il suggère :
"Il devrait y avoir des bibliothèques de films, que l’on pourrait aller consulter comme on va demander des livres. Par exemple, si je veux peindre une rue de Pékin, ou un coin de Colorado, ou les bords du Nil, je voudrais pouvoir aller me renseigner au moyen d’images vraies prises sur les lieux et non point lire et lire des bouquins, ou me mettre en route pour l’autre bout du monde si je n’en n’ai point envie."
Le bon géant sourit en m’accompagnant vers la porte. Il promet de me convier à la présentation d’un petit film dont le siamois gris sera le principal acteur.
Michelle Deroyer"
Publié dans : ANDRE DERAIN et MAURICE DE VLAMINCK, CHATOU DANS LE CINEMA | 22:39 | Commentaires (0) | Lien permanent
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