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11/10/2011

LA MORT D'ANDRE DERAIN, LE TEMOIGNAGE DE MAURICE DE VLAMINCK

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Couverture du catalogue de l'exposition "Chatou" à la Galerie Bing en mars 1947 par Maurice de Vlaminck. Celui-ci habita Chatou de 1893 à 1905, 39 rue de Croissy (avenue du Général Colin depuis 1918) et 87 rue de Saint-Germain (avenue Foch depuis 1931).

 

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 André Derain

 

Chatou. Les peintres ont porté son nom. Lorsqu'André Derain, qui naquit à Chatou le 10 juin 1880, meurt à Garches le 8 septembre 1954, Maurice de Vlaminck, autre Catovien non moins célèbre, lui parle encore : 

"La mort d’André Derain fait ressurgir en moi des images, des paysages…Tout un monde de fantômes, de personnages vieillis, démodés ou encore en vie, se bouscule, s’agite et passe sur l’écran. La bobine dans l’appareil semble dérouler à rebours le film du passé.

Je revois André Derain à vingt ans, déambulant dans les rues de Chatou, l’air las et désabusé, grand, long, efflanqué, ayant l’allure d’un escholier de la basoche.

Dans ses propos, sans transition, il passait de l’amertume à l’humour, de la lassitude à l’ennui, de l’enthousiasme à la confiance et au doute. Il était jeune ! Derain laissait à ses pensées leur libre cours. Mais dans tout ce qu’il disait, dans les préoccupations d’un avenir incertain, une chose dominait et l’obsédait…la Peinture.

Au bout d’un an de travail en commun dans l’atelier que nous avions tous deux à Chatou – atelier devenu historique – Derain partit au régiment. Pendant le temps qu’il passe à Commercy à faire son apprentissage militaire, dans toutes ses lettres, il rage d’être là, encombré d’un fusil et d’écraser les mottes de terre sous ses godillots. Toutes ses pensées, tous ses désirs, l’appellent, autre part : ce qu’il demande c’est d’avoir des pinceaux et une palette chargée de couleurs dans les mains.

« Pour la peinture…m’écrivait-il quelques mois après son arrivée à la caserne, j’ai conscience que la peinture réaliste est finie. On ne fait que commencer en tant que peinture. Sans toucher à l’abstraction des toiles de Vincent Van Gogh, abstraction que je ne conteste pas, je crois que les lignes, les couleurs ont des rapports assez puissants dans leur parallélisme à la base vitale pour permettre de chercher, de trouver un champ, pas nouveau mais surtout plus réel dans sa synthèse.. »

Plus loin, il écrivait : « il ne faut pas oublier que la seule définition complète de l’art est dans le fait du passage du subjectif à l’objectif. Hier, au détour d’un chemin, j’ai vu un vrai Rodin. Une femme portant un gosse à cheval sur une épaule : c’était très beau. Le gosse  était raide et vraiment à cheval…L’épaule qui portait, très large. Tout cela était rythmé et vraiment un peu dans l’avenir. Je voudrais tout dire et je ne peux rien dans le papier. Des mots ne suffisent plus, ce ne sont plus que des mots, des dessins ou des sons. Parle-moi si tu as vu des nouveaux Van Gogh ou des Cézanne ou autre chose ? j’ai besoin maintenant d’un travail plus sincère, plus désintéressé que je ne l’ai jamais fait…Ecris-moi deux mots, n’importe quoi ! donne-moi des nouvelles de Chatou, même fausses !. »

Derain employait parfois dans sa conversation et dans ses lettres, des mots crus : mais si l’accent était rude, de tour direct, si le langage était coloré, ce qu’il exprimait relevait de la plus fine sensibilité ou soulignait la plus cruelle observation.

Les expressions parfois grossières étaient là, dites comme un mépris de la crasse indigente, un défi jeté à la bêtise et à l’ignorance. Si invraisemblable que cela puisse paraître, si nous avions certains points communs, la nature d’André Derain et la mienne s’opposaient. Mais si nos moyens de réalisation différaient, nos aspirations étaient qualitativement semblables :nous aspirions à un même idéal en empruntant des chemins différents.

Dés l’enfance, Derain avait été en classe. Ses facultés avaient été cultivées. Ses études au collège lui donnaient des certitudes et le différenciaient de moi. Je n’étais qu’une graine que le vent avait semée au hasard et qui s’accrochait à la terre où elle avait germé, croissant avec son seul instinct et en vue seulement des ses propres acquisitions. Cependant, l’un comme l’autre, nous entendions refaire le monde à notre façon, à notre mesure. Nous y apportions la même hardiesse, le même enthousiasme. Avant d’avoir assemblé les matériaux d’un nouvel édifice, nous démolissions et nous nous placions sur un autre terrain avec l’espoir et parfois la certitude d’arriver à bâtir notre cathédrale. Notre rencontre bouleversa les plans de ses parents. Il était appelé à faire une carrière d’ingénieur, tel était le désir de sa mère ! mais tel n’était pas le désir d’André Derain. Il devint artiste peintre.

En art, un goût sûr lui faisait distinguer  le vrai du faux et rejeter  l’artificiel et le banal. Le 13 août 1902, il m’écrivait : « il y a bientôt un an que nous avons vu Van Gogh et vraiment son souvenir me hante sans cesse…Je vois de plus en plus le sens véritable chez lui..Il y a bien aussi Cézanne. Grande puissance aussi ! mais à part la peinture de chevalet, il me semble que le but est dans la fresque. Michel-Ange, par exemple, comme sculpture, ses nus sont écrasants, sans but, ne-te semblent-ils pas idiots ou isolés ?

Une chose qui me tracasse, c’est le dessin. Je voudrais étudier des dessins de gosses. La vérité y est, sans doute. Mais il faut se faire une raison. Tout cela n’est plus de notre temps et il faut surtout être plus jeune que notre temps : c’est-à-dire plus vieux  comme idées, surtout avoir les idées non seulement d’un futur jeune, mais plutôt d’un futur vieux… »

Et le 18 août 1902 :

« Oui, pour sûr, tu as bien raison, c’est idiot d’être mort lorsqu’on a vécu et c’est bien beau de mourir lorsqu’on ne peut plus vivre. C’est tout naturel d’être mort ou bien en vie lorsque  l’on a jamais été.

Chacun pouvait bien écrire ou dire à l’autre qu’il se sentait à bout, qu’il était fou ! mais au fond de soi-même ni l’un ni l’autre ne se sentait vaincu ou las définitivement.

Tous deux, solidement charpentés, dotés d’une robuste constitution et d’un parfait équilibre physique, nous avions nettement conscience de tout ce qui pouvait être malsain, de tout ce qui pouvait altérer nos pensées  et notre santé morale. Notre mise n’était certes pas élégante ni même soignée, mais nous n’inspirions ni commisération ni pitié.

Derain était doué d’un sens  critique extrêmement développé. Il avait une façon personnelle de voir les êtres et les choses, d’approfondir les questions  les plus simples et les plus ardues, mais les conclusions qu’il tirait de ses controverses philosophiques  et artistiques  arrivaient à le faire souvent douter de lui-même. Après une réplique ambigüe, on pouvait voir dans l’œil de Derain , accompagnant ses derniers mots , une expression de moquerie et sur ses lèvres une petite moue d’indifférence. Il résolvait les problèmes les plus ardus et pénétrait dans le monde des idées avec un petit rire intérieur (…)

Sur l’écran passent et repassent les images du film…1900…Chatou…L’atelier où nous nous retrouvions…où l’on remisait, toiles, couleurs, chevalets…Le pont de Chatou…La Grenouillère…Le restaurant Fournaise…Les balades à pied sous un soleil brûlant ou dans la campagne couverte de neige. Sans un sou dans la poche, nous explorions Paris, parcourant des kilomètres le long des berges de la Seine…Montmartre, l’atelier de la rue de Tourlaque où « les putains respectueuses » de la place Blanche et du Rat Mort venaient poser, celui de la rue Bonaparte où pendant des soirées entières  nous parlions des peintres de la génération qui nous précédait, de ce que ces peintres avaient réalisé, des moyens qu’ils avaient employés et dans quel sens et vers quel but ils avaient dirigé leurs efforts. Manet, Renoir, Monet, Cézanne…Et le réalisme : Zola, les Goncourt…Les visites aux musées, au Louvre…Les Primitifs..La naissance du Cubisme. La mode dans l’invention dans la peinture, l’Art, l’intention de l’esprit, Picasso, Guillaume Apollinaire, « Dadaïsme », « Surréalisme »…

Foncièrement classique de nature, de sentiments et de goûts, André Derain acceptait difficilement de s’engager dans le chemin  des écoliers que prenait alors la peinture. Cette interprétation déshumanisée, ces rébus d’où la vie était exclue, le chaos dans lequel  étaient plongées la nouvelle génération et la peinture, les nouvelles formules en « isme » le rendaient inquiet. Il déserta les Salons et les Expositions, se retira à l’écart pour ne plus être d’avant-garde, acceptant de passer pour « ne plus être dans le coup ».

De tous les peintres de notre génération, je n’en connais aucun, sauf André Derain, qui eût été capable de bâtir, de mettre debout sans vulgarité, gaucherie et banalité, une composition comparable à celle de  l’ « Atelier », ou à celle de « Un enterrement  à Ornans », de Gustave Courbet.

Nos caractères et notre nature même s’opposaient. Etait-ce cela qui  nous faisait nous rapprocher et discuter sans fin sur les mêmes sujets ? la Vie ? la Peinture ? la Peinture qui avait fait naître en nous une amitié qui dura de longues années. Des évènements surgirent. La guerre et la vie firent naître des dissentiments et des heurts et creusèrent pendant plus de vingt ans un fossé profond entre nous. Mais chacun reconnut toujours en l’autre qualités et défauts, sans haine ni mépris.

J’ai revu André Derain deux mois avant sa mort dans une auberge où nous avons déjeuné ensemble. Derain a aimé la vie  en égoïste raffiné, il a aimé la bonne chère, le bon vin et les femmes…Sa conversation était empreinte d’un humour singulier.

Je retrouvais malgré les ans qui avaient mûri son visage et alourdi son corps le Derain que je connaissais bien. Pendant qu’il me parlait, je revoyais les toiles qu’il avait peintes à différentes époques. Le goût sûr et raffiné, l’intelligence de son dessin, l’équilibre et l’ordonnance des formes, le choix et la sobriété des tons et de la couleur qui se trouvent dans son œuvre contribuent à faire de Derain un peintre…Un Grand Peintre.

Avant de nous quitter, nous nous serrâmes la main :

-         « j’irai te voir, me dit-il. Nous avons tellement de choses à nous raconter et à mettre au point !

Avec André Derain disparaît un des piliers de la Peinture française contemporaine.

VLAMINCK "

Arts – 22 septembre 1954

Commentaires

Je vous vante pour votre article. c'est un vrai travail d'écriture. Poursuivez .

Écrit par : invité | 12/08/2014

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